Le Vent des libertaires, épisode 1, Philippe Thirault, Roberto Zaghi, Annelise Sauvêtre, 2019
Nestor Ivanovitch Miknienko est né en 1888 à Gouliaï-Polié, commune d’Ukraine dans une famille paysanne. Orphelin de père, berger à 7 ans, ouvrier agricole à 12, la Révolution de 1905 le rend anarchiste. À 20 ans, il participe à un attentat raté, est condamné à mort, peine commuée en travaux forcés à perpétuité vue sa jeunesse.
Il reste incarcéré jusqu’à la seconde Révolution, celle de 1917. Formé lors de ce séjour par le serrurier et leader anar Piotr Archinov,. il devient Makhno. Son caractère est établi : têtu, intelligent, d’un charisme affirmé, avec son visage que marque la petite vérole et son regard de feu, il anime le soviet de la zone de Gouliaï-Polié, qui organise des communes de cent à trois-cents volontaires, exproprie les exploiteurs, confie les terres aux paysans pauvres, met les entreprises en autogestion, impose les méthodes libertaires et avant-gardistes de Francisco Ferrer aux écoles.
Makhno fonde des syndicats ouvriers et agricoles, puis en janvier 1918 son armée, la Makhnovchtchina, au drapeau noir et aux techniques de
guérilla, avec Viktor Belach, un cheminot, à sa tête. Ils seront vite cinquante-mille et peut-être le double, avec canons, trains pris à l’adversaire et surtout des attelages légers, les tatchanki, qui leur permettent de rapides déplacements et des attaques concomitantes en plusieurs endroits en
même temps.
Les principes anarchistes y règnent : discipline librement consentie, officiers élus (Makhno conservant un droit de veto pour les commandants). Le soutien populaire de ces humbles souvent illettrés, est total, on lui fournit planques, nourriture, matériel. D’autres communes se créent dans toute l’Ukraine.
Le paysan Basile Kourilenko à Berdiansk, Le matelot Stchuss à Dibrivka, Petrenko-Platonoff à Grichino font pareil et quelques leaders anars rejoignent Makhno : son ami Archinov, puis Voline, Aron Baron, Ossip (tous membres du Nabat, principale organisation anarchiste du pays) organisent des conférences, des meetings, la propagande et l’éducation.
Makhno rencontre Lénine à Moscou, mais l’hostilité viscérale de ce dernier pour ce qu’il ne peut contrôler est patente, il haït les libertaires. Et ceux de Moscou ne comprennent pas Makhno, Piotr Kropotkine en tête : ils ne l’aideront pas.
La guerre a tout gâché. Makhno combat d’abord les Blancs, armée des grands bourgeois tsaristes aux idées d’extrême-droite menés par l’ataman Petlioura, antisémite dont les pogroms seront plus tard attribués à Makhno par les bolcheviks. Lénine signe la paix de Brest-Litovsk qui, entre autres, livre l’Ukraine à l’Autriche-Hongrie. Petlioura a profité du voyage de Makhno à Moscou pour faire assassiner son frère invalide de guerre et brûler sa maison.
La réplique est cinglante et sanglante : policiers et officiers sont automatiquement exécutés. Les généraux blancs successifs sont ligués contre lui, et considérés en Europe de l’Ouest comme des héros de la liberté (car anticommunistes), tandis que Makhno est un bandit, ce que la propagande communiste matraquera de son côté, calomnies à l’appui.
Car voilà que Les Rouges s’en mêlent. Leur technique est claire : Makhno est l’ennemi numéro un, on le laisse battre les Blancs, puis on occupe les villes qu’il a libérées en se vantant de l’avoir fait, et on lui tire dans le dos dès qu’on peut. Trotsky et Djerzinski (le fondateur de la lugubre Tchéka), qui se sont toujours opposés aux anarchistes, sont les plus acharnés des bolcheviks.
Dès lors, Makhno, qui avait tenté une alliance révolutionnaire et accepté un temps d’être associé à l’Armée rouge (avec son drapeau noir) pour combattre le général Denikine, doit combattre Rouges et Blancs en même temps. Le gauchiste Pavel Dybenko, à la tête d’une armée bolchevique, le traite de contre-révolutionnaire et de « koulak » (paysan riche), avant d’organiser une tentative d’assassinat. Trotsky déclare : « Il vaut mieux céder l’Ukraine entière à Denikine que de permettre une expansion du mouvement makhnoviste ».
Et l’attaque de Gouliaï-Polié est lancée, exécutions massives à la clef. Kliment Vorochilov, membre du gouvernement ukrainien rouge, est missionné par Trotsky pour l’abattre.
Malgré plusieurs tentatives et deux-cent-mille paysans massacrés, Trotsky échoue.
Désormais seul avec huit-mille blessés, et alors que Voline a été capturé par les Rouges, Makhno réussit quand même à libérer l’Ukraine, reprend Gouliaï-Polié, brûle les prisons, exécute policiers, officiers blancs, prêtres (tous dans le camp des Blancs), koulaks, bourgeois, et supprime les lois en cours. Dix-huit commandants sont sous ses ordres, mais Le typhus ravage ses rangs.
En face, c’est la panique chez ses deux adversaires.
Les bolcheviks se vantent d’avoir éliminé Denikine alors qu’ils n’y sont pour rien. Wrandgel dirige les Blancs et à nouveau il faut faire semblant de s’allier, ce qui libère Voline.
Mais bien vite les bolcheviks se retournent contre lui une nouvelle fois, capturent par trahison et fusillent ses fidèles officiers (Karetnik, Gavrilenko – Martchenko s’échappe).
Un dernier sursaut : il reprend du terrain avec cette fois deux-mille-cinq-cents combattants, il fait six-mille prisonniers rouges dont un tiers bascule dans son camp. Il tiendra jusqu’en août 1921 où un hiver très rude les achève.
Le chef de la cavalerie rouge, Semion Boudiény, l’emporte.
Martchenko, Vassilevski (son second), Mikhaleff-Pavlenko, Kourilenko, Stchuss, Petrenko, Ivanuk sont tués, son état-major tombe dans un piège et est liquidé. Lui-même a encore été touché deux fois. Cette fois, c’est fini, Makhno, blessé, malade, doit s’échapper à son tour avec deux-cent-
cinquante combattants. Il réussit à se cacher, sans aucune aide des anarchistes russes qui, ayant basculé en faveur de Lénine, le désavouent.
Le Congrès des Syndicats rouges le dénonce. Désormais, celui que tout le monde appelait « Batko » (« père ») est Le « bandit », ce que la presse et les intellectuels à l’Ouest reprendront allègrement. On tente de le faire passer pour l’auteur de pogroms, lui qui était entouré de juifs et fusillait Les antisémites.
Dans un char à foin, il passe en Roumanie où il est soigné mais emprisonné. Dans le même temps, le commandant Mikhaïl Frounzé massacre tout le monde en Ukraine, y compris femmes et enfants, instaure une dictature. Makhno réussit encore une évasion, passe en Pologne, nouvelle prison, se ré-évade, passe en Allemagne.
Il écrit, rencontre les autres grands révolutionnaires du temps, Durruti, Ascaso, Alexandre Berkman, Louis Lecoin…
Peut-être grâce à ce dernier, il passe en France en 1925 où la généreuse May Picqueray l’accueille. Couvert de blessures, passant plusieurs fois sur le billard, tuberculeux, il connaît la misère absolue, abandonné par sa dernière femme. Le désespoir l’a gagné aussi, tandis qu’en URSS Staline prend le pouvoir. Archinov lui-même vire au stalinisme, ce qui ne l’empêchera pas d’être liquidé par le dictateur, comme bien des chefs militaires qui ont combattu la Makhnovchtchina.
Dès qu’il est remis, Makhno gagne sa vie en étant taxi, manœuvre chez Renault, malgré un handicap du pied droit. En France, les lèche-bottes du régime l’accablent (Aragon, Barbusse), et l’écrivain de droite Joseph Kessel sera le plus ignoble des falsificateurs avec son roman Makhno et sa juive (1926).
Makhno ne terminera pas ses mémoires, seuls Archinov et Voline laisseront des témoignages vécus de près. Épuisé, usé, désabusé, Nestor Makhno meurt de sa tuberculose à l’hôpital Tenon en 1934, à 45 ans, et Voline, pourtant encore en désaccord avec lui, prononce son éloge funèbre devant le colombarium du Père Lachaise. Batko n’avait pas que des qualités : il buvait trop, était colérique., pas toujours élégant avec les femmes et son bilan guerrier peut être critiqué. Mais vainqueur, soutenu, compris, l’Europe aurait évité des dictatures autoritaires dans de nombreux pays au nom d’un communisme bien éloigné des soviets autogérés. La situation de l’Ukraine aujourd’hui montre l’actualité brûlante du combat de La Makhnovchtchina.
Quelques années après sa mort, Les rares survivants de la Makhnovchtchina iront se faire tuer dans la colonne Durruti en Espagne. En effet, sur Le drapeau noir de Makhno,il y avait écrit pour devise : « La liberté ou la mort ».
EXTRAITS DE LA POSTFACE ÉCRITE PAR YVES FRÉMION