AU-DELĂ DES GRĂVES ET DES RĂVES
Le sociologue suggĂšre une pause dans le dĂ©bat sur les retraites. Le sujet mĂ©rite une vraie rĂ©flexion, et non le projet imposĂ© par lâorthodoxie doctrinaire du nĂ©olibĂ©ralisme. Il met aussi en garde les acteurs du mouvement social actuel : il risque de libĂ©rer les pires forces rĂ©actionnaires :
Je suis de ceux qui pensent quâune ample discussion sur le problĂšme des retraites aurait Ă©tĂ© un prĂ©alable nĂ©cessaire Ă un projet de rĂ©forme. Une rĂ©forme demande une rĂ©flexion et une pensĂ©e avant tout calcul.
Je suis de ceux qui pensent quâune ample discussion publique aurait dĂ» porter sur les diffĂ©rentes façons de vivre sa retraite, considĂ©rant ceux pour qui la retraite est une libĂ©ration qui permet une nouvelle vie et ceux pour qui elle est une remise Ă lâĂ©cart dans une nocive inactivitĂ©, et Ă©galement sur les dissemblances extrĂȘmes du vieillissement, lequel maintient les uns en santĂ© tandis quâil dĂ©grade la vie de la plupart des autres. Je suis de ceux qui auraient aimĂ© que la parole soit donnĂ©e Ă toutes les catĂ©gories de retraitĂ©s actuels pour que les expĂ©riences vĂ©cues dans la retraite, du bricolage ou la garde des petits enfants Ă lâasile, entrent dans la connaissance des dĂ©cideurs et des citoyens avant toute Ă©laboration de projet.
Je suis de ceux qui se demandent si une unification du systĂšme des retraites serait vraiment rationnelle si elle ne respecte pas la diversitĂ© des cas et situations. Aux pĂ©nibilitĂ©s du travail physique et industriel se sont ajoutĂ©es ou parfois substituĂ©es des pĂ©nibilitĂ©s psychiques dues aux compressions de personnels et surcharges de lâhypercompĂ©titivitĂ©. Ne serait-il pas alors possible de trouver les moyens de combiner unitĂ© et diversitĂ© ?
Je suis de ceux qui pensent que la prolongation physique de la vie comporte trop de diffĂ©rences dans le vieillissement et la santĂ© selon classes sociales, origines et mĂ©tiers pour fixer un recul de lâĂąge de la retraite. Lâallongement de la quantitĂ© de vie nâentraĂźne pas de lui-mĂȘme un allongement de la qualitĂ© de vie. Par ailleurs, la prolongation de lâespĂ©rance de vie nâest quâune hypothĂšse qui peut ĂȘtre contrariĂ©e par la dĂ©gradation des conditions de vie ou la progression actuelle de maladies chroniques.
Comme il mâest Ă©vident que lâĂąge proposĂ© (et peut-ĂȘtre imposĂ©) est dĂ©terminĂ© avant tout par des considĂ©rations budgĂ©taires, il obĂ©it non pas Ă une rationalitĂ© rĂ©formatrice, mais Ă une rationalitĂ© Ă©conomiste ou plutĂŽt financiĂšre, imposĂ©e par lâorthodoxie doctrinaire du nĂ©olibĂ©ralisme. Les promoteurs de cette rationalitĂ© ne voient pas son irrationalitĂ©.
Je suis de ceux qui pensent que la rĂ©volte contre la rĂ©organisation standardisante des retraites, dite rĂ©forme, tient non seulement ou principalement Ă des intĂ©rĂȘts corporatistes lĂ©sĂ©s ou des privilĂšges, qui ne semblent tels quâaux vrais privilĂ©giĂ©s, mais Ă une rĂ©action populaire profonde contre une politique rĂ©actionnaire abolissant les unes aprĂšs les autres les conquĂȘtes sociales du siĂšcle passĂ©.
Ainsi je suis de ceux qui pensent que le soulĂšvement français si singulier, nĂ© des gilets jaunes et se renouvelant dans les grĂšves de dĂ©cembre, sâintĂšgre dans un soulĂšvement de peuples de divers continents. Les plus frappants et hĂ©las les plus frappĂ©s sont ceux oĂč la nouvelle «sainte alliance» des pouvoirs politiques et des pouvoirs financiers est Ă©tablie.
Je suis donc de ceux qui comprennent ce soulĂšvement, sans en mĂ©connaĂźtre les scories de haines, dâĂ©garements, de violences dans sa grande rĂ©volte et sa grande fraternisation. Jâai connu les scories de notre merveilleuse libĂ©ration de Paris avec ses femmes tondues et ses dĂ©lations de vengeance.
Je suis Ă©galement de ceux qui sont convaincus que la voie politique Ă©conomique, sociale, propulsĂ©e par le triple moteur dĂ©chaĂźnĂ© et incontrĂŽlĂ© science-technique-Ă©conomie conduit Ă des catastrophes en chaĂźne affectant le devenir de lâhumanitĂ©. Mais je pense que la rĂ©volution nĂ©cessaire est prĂ©sentement impossible. Je pense mĂȘme quâune voie de mĂ©tamorphose progressive, bien quâelle soit dĂ©finie par quelques-uns dont lâauteur de ces lignes, ne peut ĂȘtre suivie faute dâune pensĂ©e fondĂ©e sur une conception complexe du monde, de la vie, de lâhumain, de la sociĂ©tĂ©, de lâhistoire, faute dâune organisation dâavant-garde annonçant, prĂ©parant, agençant la nouvelle voie.
Alors voici ma crainte fondĂ©e sur la conscience quâune action nâobĂ©it pas nĂ©cessairement Ă son intention, mais subit les dĂ©tournements et parfois, pire, son propre retournement contraire Ă lâintention. Ainsi les printemps libĂ©rateurs ont aussi libĂ©rĂ© des forces rĂ©actionnaires qui les ont abolis et instituĂ© souvent un regel pire que celui qui prĂ©cĂ©dait. Il en fut ainsi du printemps arabe de 2010-2011, du printemps europĂ©en de 1848, de la rĂ©volution russe Ă©mancipatrice de 1917 devenue asservissante. Les forces les plus progressistes dĂ©clenchent les pires forces rĂ©actionnaires, qui peuvent ĂȘtre Ă©crasĂ©es, mais risquent dâĂȘtre Ă©crasantes.
Je crains donc que le soulÚvement populaire ne débouche non seulement sur une répression réactionnaire, mais sur une aventure qui conduirait au pouvoir du Rassemblement national ou de quelque néodictature.
Aussi je pense quâun compromis puisse ĂȘtre une issue provisoire : un compromis est une demi-victoire ou une demi-dĂ©faite selon quâon le voie comme une bouteille Ă moitiĂ© pleine ou Ă moitiĂ© vide. Il favoriserait une pause historique oĂč nous pourrions rĂ©flĂ©chir enfin Ă comment rĂ©sister Ă la rĂ©gression planĂ©taire envahissant tous les continents, comment sauver les avant-gardes en les faisant arriĂšre-garde contre la rĂ©gression, comment Ă©laborer la nouvelle pensĂ©e, la nouvelle politique et les nouveaux modes dâorganiser lâaction.
Edgar Morin sociologue
https://www.liberation.fr/debats/2020/01/02/au-dela-des-greves-et-des-reves_1771532